"Symphonie déconcertante" est le dernier titre décidé pour
mon prochain roman. Etant donné qu'il s'agit d'un fiasco amoureux
tragi-comique sur toile de fond symphonique, j'avais pensé le
titrer : "Fiasco-valse" en raison de cette scène. Qu'en pensez-vous?
Extrait, donc :
" La salle est pleine à craquer. Deux mille respirations
silencieuses soulèvent son ventre, lui donnant vie.
Notre musique circule le long des plinthes et des cloisons
en marbre, frôle les mains courantes chromées, pénètre dans
les conduits auditifs, en ressort, revient pour repartir ensuite,
tel un flux nourricier dont se repaîssent les âmes.
Nous sommes en plein concert.
L’épreuve sans filet tant préparée, tant attendue enfin
finalisée, remplit de sensations aussi intimes que fugaces,
les auditeurs et les exécutants.
Invisible, la musique est saisissable sans délai. Elle court et
n’attend pas.
Ecouter de la musique revient à vivre pleinement l’instant présent.
Un petit train défile avec ses wagons comptés et ne connaît
pas la marche arrière. Cette symbolique du temps qui
passe est une constante dans nos courtes vies humaines.
En savourant le ballet des émotions vécues, ici et maintenant,
le temps ralentit sa course, freine, afin de répandre plus
largement ses saveurs appréciées. Et si la motivation de vivre
intensément nos minutes les faisait durer ?
La corde vibre sous mes doigts, le frottement de l’archet
fait parler la note. Ainsi, l’artiste modèle les sons.
Une réponse à un phrasé musical venu de l’autre côté de
l’orchestre dépasse le seuil matériel pour effleurer une autre
dimension. La communion a lieu entre le compositeur de la
symphonie, les interprètes et le public qui s’y prête.
Une valse entame son rythme à trois temps. Je sens qu’elle
m’accapare telle une possession. Mon violon se fait léger,
éthéré, de même que le public devient « fumée » jusqu’à
s’estomper dans le velours rouge des fauteuils.
Seule, face à cette musique venue de l’évidence comme
si elle avait toujours existé, je ne vois rien sur la scène
qui représente un obstacle à sa matérialisation chorégraphique.
Les musiciens ont abandonné leur poste, laissant se
gérer seule cette valse autonome.
Quand sont-ils sortis ? Comment ne les ai-je pas vus partir ?
Je me lève à mon tour et pose délicatement mon
instrument sur ma chaise, bois contre bois.
L’énergie gagne mes ballerines noires, devenues
impatientes. Elles m’entraînent sans plus attendre dans
le mouvement de cette valse effrénée. Mes jeunes années de
danse classique offrent un reliquat de jetés, d’arabesques
et de déboulés tourbillonnant sur le devant de la scène,
lorsque brutalement tout réapparaît : l’orchestre, le chef,
le public et ma chaise vide sur laquelle gît mon violon.
Dans ma conscience, la lumière s’est rallumée d’un
coup mesurant la dimension de ma transe. Je réalise
soudain que je suis en train d’exécuter des pirouettes
devant un public concentré qui croit sans doute que cette
surprise était prévue au programme.
Je ne dois pas cesser de danser avant la fin de la musique !
Les collègues me jettent des sourires par-dessus leur
partition, le chef acquiesce de la tête et m’offre son regard
le plus complice. Vais-je me faire blâmer par mon
administration ? Tant pis je danse, je danse avec ma
robe virevoltante et mes cheveux qui voltigent autour de ma tête.
L’accord final signe la fin de ma chorégraphie improvisée.
La salle ainsi que mes collègues applaudissent à tout
rompre. Le chef d’orchestre descend de son estrade et saisit
ma main pour saluer. Je ne sais plus faire la révérence des
danseuses, j’ai oublié. Alors je penche mon dos, regard
tourné vers les chaussures, et salue comme une musicienne.
Agnès se précipite vers moi, dans les coulisses. Son regard
ahuri en dit long sur ce qu’elle pense. Agnès réprouve tout ce
qui sort des rails de la discrétion et sa réprimande se
substitue à celle de mon administration qui, pour l’heure,
reste muette, se contentant de la reporter au lendemain :
- Madame, vous viendrez me voir demain, à quatorze
heures, dans mon bureau !
- Oui, monsieur l’Administrateur général, c’est entendu.
Et voilà le travail ! Un léger stress s’insinue au
cœur de mon bel enthousiasme et passe en revue les
risques encourus lorsqu’un musicien…
« …a dansé sur scène durant un concert ! »
Nos « statuts des musiciens d’orchestre » ne font pas
état de ce cas de figure. Il n’y a pas de jurisprudence,
d’une certaine façon j’innove.
Dans quel registre vais-je être cataloguée ?
Manquement aux devoirs de ses fonctions, mauvaise
qualité du travail , absentéisme abusif, faute professionnelle ?
Un blâme, un avertissement, une mise à pied temporaire,
un licenciement, une retenue de salaire : autant de
perspectives se cachent dans le grand chapeau de mon
administrateur qui, demain, choisira de sa main gantée
de blanc le numéro correspondant à mon châtiment.
D’ici là, les heures vont être longues…"
* * *